jeudi 23 février 2017

De la nécessité de sortir Georges Ribemont-Dessaignes du néant littéraire

Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974) était-il le dramaturge dada comme beaucoup de biographes le présentent ou était-il, comme Michel Corvin l'affirmait, un auteur à part entière? Le débat ne semble plus d'actualité.
En revanche, on peut se demander pourquoi cet auteur n'est jamais monté actuellement?
Pas un auteur majeur? Que dire alors des productions qui mettent en avant bon nombre d'auteurs que l'histoire littéraire ne retiendra pas?
Pas d'actualité? Pourtant Ribemont-Dessaignes connaissait le langage ou du moins avait l'intuition de ce que cela pouvait être - un moyen de communication à base de signes, signaux appris,émis, modifiés - et son langage poétique n'est pas sans rapport avec celui de Ionesco. Et puis "Le Bourreau du Pérou" n'est pas très éloigné du "Caligula" de Camus qui retrouve vie actuellement.
Les références à l'écriture sont nombreuses, surtout dans Le Bourreau du Pérou où il est même question de l'acte d'écrire. Il y a l'instrument qui va servir à l'acte d'écriture (on est au début du XX ème siécle) et la machine à écrire est collée au corps d'Amour, le secrétaire du bourreau.

Elle est pire qu'un phare aveuglant.
Elle vous perce les prunelles et découpe sans pudeur les petits secrets
 de l'horizon dont on n'est pas responsable. 
Acte III, sc 1

La machine ne va pas être seulement être un outil à langage, elle va remplacer l'homme, car on n'a plus besoin de l'image du pouvoir. Les noms vont suffire et la machine à mots va donner au verbe un pouvoir quasi cabalistique en lui permettant de faire de la réalité à partir de rien. Beau sujet de réflexion à l'époque du virtuel et de la dématérialisation.
Les pièces de cet auteur sont des paraboles sur le mystère de la connaissance du monde et les différents personnages sont souvent en train d'importuner Dieu de questions qui restent sans réponse. 
Ses personnages, comme Simon Agnel de Tête d'Or de Claudel explorent le monde avec le feu et l'épée pour savoir si le grand monde contient quelque chose qui le satisfasse. Mais chez Ribemeont-Dessaignes, on cloue la femme au sol et non pas sur la croix.
Le dramaturge a une conception de l'univers basé sur une opposition de deux principes.

Il y a moi
Il y a une grande ligne qui passe
par le milieu de moi et me traverse le nez
la pomme d'Adam, l'ombilic
et d'autres organes essentiels.
Elle pénètre en bas de la Terre, et en haut dans le ciel.
Chaque point du monde a par le tracé de ses coordonnées
sa place marquée sur cette tige et son exacte valeur démontrée.
Et il devient vérité, c'est-à-dire abstraction
et moi du seul fait que cette ligne thermomètre traverse les organes que j'ai indiqués
j'ai la conscience de toutes les valeurs.
Le Serin muet

A partir de cette conception de l'univers il est facile d'imaginer ce qu'est l'amour, un jeu opposant le mêle à la femelle, un jeu comme le bilboquet, qui consiste à prendre et à être pris et dont il est difficile de dire qui est le vainqueur, du bâton ou de la boule.
Tout ne serait qu'illusion et l'amour aussi. Il ne resterait plus que le désir et une petite besogne à accomplir. Mais alors pourquoi le sexe conserve-t-il une place si importante?
Il existe ainsi une sorte de défi lancé aux hommes par les femmes concernant cette soi-disante puissance qu'ils veulent exercer sur elles.

Quel souffle chaud empestait ma figure?
Les hommes.
Les voici rouges et haletants
Vous voulez me voir nue?
Voulez-vous voir mes seins nus et mon ventre nu?
Et toucher mon sexe?
Et mes reins?
Vous savez, je suis belle, et je saurai vous faire l'amour
Ah éclairs des yeux et salive dans la bouche.
Vos mains
Voulez-vous me déshabiller?
Tenez, tirez sur cette ceinture
Vraiment,je veux vous voir virils
Faudra-t-il vous aider, vieux étalons?
Empereur de Chine, acte II, sc. VIII

Au sexe se greffe la violence car dans les pièces de Ribemeont-Dessaignes un chant de mort souffle fort et la cruauté des personnages nous rappellent celle de Michel de Ghelderode. Les assassinats, les exécutions y sont légion et souvent la folie meurtrière est sans entrave comme dans le théâtre élisabéthain.
Ainsi les têtes roulent, deviennent des ballons qu'on s'envoie, servent de munitions aux canons, un peu comme chez Wadji Mouawad.
Donc Messieurs et Mesdames les metteurs en scène, emparez-vous du théâtre de Ribemont-Dessaignes et que la violence et le sexe soient vus avec un certain regard et un certain recul, celui d'un auteur méconnu.





mercredi 22 février 2017

La performance filmique au service du théâtre

Nobody d'après les textes de Falk Richter, mise en scène de Cyril Teste, collectif MxM

Nobody de Falk Richter par Cyril Teste


Cette pièce de théâtre que le collectif MxM nomme performance filmique est une oeuvre théâtrale qui s'appuie sur un dispositif cinématographique en temps réel et sous le regard du public.
En effet, le public assiste à une pièce de théâtre et  à un récit filmique qui est monté en direct et projeté en même temps. Rien de nouveau et pourtant si.
Car à la représentation s'ajoute la fabrication d'un film.
Le récit filmé complète, rabote, enrichit ce que l'on voit jouer par les acteurs. Les caméras suivent les acteurs là où nous spectateurs ne pourront les voir. Et ce dispositif bouleverse le récit qui devient multiple. Nous voyons des acteurs jouer une scène et au même moment on peut suivre une autre scène proposée par d'autres acteurs mais que l'on devine à peine.
Cette performance est régie par des règles qui rappellent le dogme 95 des cinéares danois Lars von Trier et Thomas Winterberg.

Extrait vidéo
https://vimeo.com/110125780

jeudi 17 décembre 2015

Shoot d'actrices déjanté à l'atelier de la cité

Alors que la France a peur, qu'elle est triste et ne songe qu'à panser ses blessures, deux comédiennes prennent le pari de nous rendre un peu de joie, de vie en nous convoquant à un shooting d'actrices dont on ressort le sourire jusqu'aux oreilles. Le 26 novembre à l'Atelier de la cité, nous étions une bonne soixantaine de personnes à rire du désarroi de deux comédiennes lors du casting d'un film.
Tout y passe, de la naissance, version colloque de bébés à l'adolescence revue par Dubillard au grivois sublimé par Colette Renard. Les saynettes s'enchaînent à un rythme endiablé entrecoupées de chansons magistralement interprétées par l'une des deux Catherine, Dominique Bru. L'autre Catherine, Claire Rieussec, n'est pas en reste en starlette étourdie qui ne rêve que de gloire éphémère. Elles nous prennent par la main, s'assoient sur nos genoux et au détour d'une réplique on reconnaît Obaldia, Courteline, Anne Sylvestre. La mise en scène de O. Aciparaic met en relief le jeu subtil des comédiennes et ne laisse pas de répit aux spectateurs qui, le temps de la représentation, se disent qu'il fait bon vivre et de se gorger de culture.
Eric taron


vendredi 14 janvier 2011

Le corps en question Ilka Schönbein et Olivier de Sagazan

"Le théâtre est corps ", selon Anne Ubersfeld. En effet ce genre littéraire qu'est le théâtre se tient à la lisière du monde réel et de l’univers de la fiction. Le corps du comédien, à travers l’incarnation du personnage, constitue le point de jonction et d’articulation au sein de cette tension dialectique. Si la lecture d’une pièce de théâtre peut, selon Aurore Chestier, "de manière idéaliste et pernicieuse, feindre l’incarnation des personnages sur scène, voire en faire abstraction, la pratique théâtrale, en revanche, est par définition matérialiste dans la mesure où elle est un art de la représentation qui ne peut exister sans la présence des corps et des choses qui le font être". On peut citer les tentatives de désincarnation du personnage afin de ne pas l’assujettir au sordide du réel d’Alfred Jarry qui définissait le personnage incarné sur scène comme « une abstraction qui marche » ou la volonté de gommer la présence scénique du comédien de Gordon Craig qui veut liquider l’acteur vivant au profit d’un théâtre mécanique, animé de « sur-marionnettes ».

Comme Aurore Chestier on peut évoquer les expériences de Grotowski et d’Artaud, qui prônent la réhabilitation du corps et la suprématie de l’expression corporelle. Grotowski dépouille la scène de tout ce qui lui semble accessoire et contingent
pour ne garder que la substance minimale nécessaire afin que le théâtre existe : un seul acteur mis à nu devant le spectateur.
Une relation unique doit s’établir entre le « corps conducteur » de l’acteur et le « corps récepteur » du spectateur. Quant à Artaud, il évoque un théâtre de la cruauté qui préconise « une torture systématique du corps par un piétinement d’os, de membres et de syllabes » afin de libérer ce dernier du carcan social, de cette camisole de force imposée par les convenances et les automatismes de la vie quotidienne. L’acteur doit constamment mettre à l’épreuve son corps, jusqu’à frôler le danger de mort, pour parvenir à lui « arracher de l’être » et en extirper la profondeur du sens. Il s’agit de gagner et de transmettre quelque chose corporellement. À travers l’élaboration d’un théâtre corporel, libéré de l’emprise textuelle et psychologique, Artaud célèbre l’avènement d’« un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots ».


Aurore Chestier fait remarquer qu'on "retrouve cette volonté d’un théâtre total à travers le jeu de la performance art qui rassemble et unifie en un tout organique le théâtre, la danse, la musique, la peinture, la poésie et le cinéma, faisant appel, selon l’impératif rimbaldien, à la synesthésie des sens. Or, le point de convergence entre ces mouvements contraires est bien le corps du spectateur qui réceptionne et orchestre ces faisceaux sensoriels". Du « corps relais » comme simple prédicat assujetti au texte, on est passé au « corps matériau », devenu sujet auto-référentiel (Pavis,). Néanmoins, le primat accordé au corps n’est pas toujours synonyme d’exaltation de sa beauté ou de sa puissance. Bien au contraire, on assiste ainsi au paradoxe suivant : plus le corps est dégradé et mutilé, plus il s’impose sur scène. Plus il s’efface, plus il devient rare et, par là même, essentiel. Malmené, désarticulé, amputé, réifié, le corps se gomme progressivement de la scène. La voix, retenue comme un prolongement, une survivance du corps, devient de plus en plus brisée, atone, ténue, jusqu’à n’être qu’un souffle, une simple respiration au travail.
Le travail d'Ilka Schoenbein me semble être la parfaite illustration de cette démarche. Marionnettiste, mime, comédienne et danseuse allemande, elle est la fondatrice du Theater Meschugge. Mais ne devrait-on pas parler de femme marionnette plus exactement? Elle se métamorphose pour donner vie à ses créations, des visages souvent torturés, des doubles d’elle-même qui la maintiennent au fil de la vie. Un fil que la mort tente parfois de lui reprendre et avec lequel elle jouera avec la facétie d’une enfant pour échapper à son issue fatale, comme dans son spectacle « La vieille et la bête ». Ce spectacle évoque cette dégradation du corps qui précède la mort, l’abandon de soi qui suit la perte des sens et de la mémoire, jusqu’à l’isolement qui règne dans l’antre des maisons de retraite, et où il faudra accepter de donner la main à la dame en noir.
Le travail de l'artiste Olivier de Sagazan est différent.
Dans la performance Transfiguration, le corps peut être figé, ou en mouvement, muet et pourtant si expressif. Il réunit deux univers artistiques sur une scène, le temps d’un cri de silence façonné dans l’argile. Figer le mouvement ou faire mouvoir l’immuable, le temps n’a plus ses repères et nous emporte dans ce corps à corps entre danse et sculpture.

Le principe de cette performance est un surmodelage du crâne et de la face réalisé en aveugle avec de l’argile, de la peinture, des barres de fer et du chanvre…. Un corps, de la terre, le hasard et un ressenti interne, voila les ingrédients nécessaires pour produire ces images étonnantes …. Ce ne sont pas des images « vues » mais des images « touchées » elles n’ont pas subi le jugement et le formatage par l’œil et la pensée. C’est une tentative pour retrouver une forme de transcendance ou de fascination dans la simple immanence d’un visage présent-là…

lundi 4 janvier 2010

Mademoiselle Bonsoir et La Reine des garces par Boris Vian


Le père Noël m'a fait une surprise, deux pièces inédites de Boris Vian, dans mes chaussons, éditées par Le Livre de poche, fin 2009. 50 ans après sa mort, Ursula Vian Kübler, sa femme, nous livre ces deux pièces jamais éditées, à peine répertoriées complétant ainsi l'œuvre de Boris Vian. Ce sont deux pièces musicales et chorégraphiées écrites courant 1952. Les centaines de feuillets ont été éparpillés, mélangés, perdus pour partie, conservés chez la femme de Vian ou retrouvés à la bibliothèque de la SACD, et il a fallu près de dix ans de travail et de recherches pour retrouver et classer les feuilles volantes et éparpillées de ces pièces, afin de coller au plus près des désirs premiers de l’auteur, nous explique Nicole Bertholt dans l'avant-propos du livre.
Alors avis aux amateurs ou aux professionnels car bien évidemment ces deux pièces n'ont jamais été montées. On retrouve des thèmes chers à Vian, à savoir, la solitude, la timidité, la rouerie mais sur un ton léger qui nous entraîne dans une critique de la société de la consommation et déjà du journalisme spectacle.

Dans Mademoiselle Bonsoir, comme souvent avec Vian, les niveaux de lecture sont multiples. Ici, au-delà de l’aspect ludique, l’auteur livre une véritable satire de la société de consommation et de ses médias, dénonçant l’absence de morale des têtes pensantes, qui tirent profit du malheur, de la naïveté et des besoins d’une partie de la population. Déjà lu, d’Orwell à Ramonet en passant par Bourdieu ? Si le sujet n’est pas nouveau la critique n’a pas pris une ride, soit dit en passant.

Mademoiselle Bonsoir

Au cours de l’année 1952, Boris Vian s’atèle à la rédaction de la comédie musicale « Mademoiselle Bonsoir ». Dans la tête de Vian, elle fait miroiter un espoir : Broadway ! Une adaptation anglaise, « Goodnight Girls Inc. » rédigée par l’auteur lui-même, existe d’ailleurs et est reproduite en exergue de ce livre, au même titre que des photographies du manuscrit. Mais trop pris par divers projets, l’écrivain n’aura jamais le temps de mettre le point final à sa création.

L’histoire… A la rédaction du magazine « Coeur Maître », les journalistes croulent sous les sacs de courriers d’amoureux éperdus ou perdus. Mais la routine et l’ennui guettent. Jusqu’au jour où un homme trop timide pour écrire sort d’un sac de La Poste, et demande aux rédacteurs spécialistes du cœur non pas de lui trouver chaussure à son pied, mais une jeune femme qui viendrait l’endormir, le border, déposer un baiser sur sa joue tous les soirs avant de repartir. L’idée fait boule de neige. Rapidement, la chaste demoiselle est dénichée, les premiers célibataires bercés par sa voix succombent et les sollicitations d’âmes en peine inondent bientôt les responsables de cette affaire. Parmi les clients, un tueur en série insomniaque aux exigences et aux habitudes loufoques qui pourraient bien faire péricliter le juteux filon. A moins que ses dirigeants ne sortent une abracadabrante illumination de derrière les fagots ?

Si « Mademoiselle Bonsoir » n’est pas terminée, si les passages dansés et chantés sont seulement signalés dans la marge, c’est sans peine que l’on comble les trous pour se délecter de cette histoire.

La reine des garces

Camille Mauser, fille d’Overland Mauser, diététicien très en vogue, est humiliée le jour de son mariage par… son mari lui-même ! Elle décide alors de devenir « la reine des garces » pour se venger et retrouver sa dignité. Mais dans son élan, la jeune femme n’épargnera personne. Pas même son père. Et surtout, elle se ferme à ce qu’elle souhaite le plus : l’amour. Mais le bonheur ne se cache peut-être pas là où elle l’attend…

Cette seconde comédie musicale couchée sur le papier entre 1952 et 1953 comporte elle toutes les chansons prévues pour la mise en scène finale. De quoi rire à toutes les pages, entre les paroles des chansons, pas de danses, situations cocasses dignes d’un vaudeville et autres dialogues ping-pong.

C’est donc, encore une fois, le sensible génie d’un Boris Vian réjouissant et néanmoins acerbe, qui apparaît entre ces lignes sauvées de l’oubli pour le plus grand plaisir de ses admirateurs.


vendredi 11 décembre 2009

Théâtre autobiographique, un genre impossible?


Le théâtre autobiographique est-il un genre impossible?

Cette question peut paraître saugrenue mais peu de chercheurs se sont penchés sur la question. En effet, la plupart des études traitent de l'autobiographie dans le théâtre plutôt que du théâtre autobiographique. Pourtant si l'on se réfère au pacte autobiographique décrit par Philippe Lejeune, spécialiste de l'autobiographie, il suffirait que le nom de l'auteur soit identique à celui du narrateur, du personnage pour qu'il s'agisse de théâtre autobiographique. La spécificité du théâtre rend difficile ce pacte, car si dans un roman on peut penser que l'auteur s'adresse directement au lecteur, au théâtre, les intermédiaires se multiplient, notamment en la personne de l'acteur, mais aussi à travers le personnage. L'auteur, le narrateur, le personnage et l'acteur lors de la représentation doivent être une seule et même personne pour correspondre au genre. Alors genre impossible? Pas si sûr.

Pour commencer rappelons la distinction entre autobiographie, qui est le genre littéraire et autobiographique qui est le matériau. L'autobiographie est la biographie d'une personne faite par elle-même. Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre personne en mettant l'accent sur sa vie individuelle, sur l'histoire de sa personnalité pour Philippe Lejeune.
Cet auteur, spécialiste de l'autobiographie parle de pacte autobiographique qu'il définit comme l'affirmation dans le texte de l'identité de l'auteur, c'est en fait un contrat passé entre l'auteur et le lecteur qui induit le désir de sincérité et par là-même l'intention de dire la vérité.

La notion de vérité ne semble pourtant pas une condition primordiale d'ailleurs car comme le faisait remarquer Mauriac, " seule la fiction ne ment pas, elle entrouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée, par où il se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue". Car comme l'a si bien montré Michel Leiris, l'autobiographe choisit ses informations verbalisables.
De plus, selon J. J. Rousseau, vérité et théâtre ne semblent pas faire bon ménage, quand, dans sa lettre à D'Alembert, il se demande en quoi consiste le talent de comédien sinon "en l'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu'on est". L'autobiographie suppose d'abord une identité assumée au niveau de l'énonciation et tout à fait secondairement une ressemblance au niveau de l'énoncé (vérité des faits rapportés, sincérité).
L'autobiographe est non seulement le sujet de l'énonciation mais est également l'énoncé ou du moins affirme qu'il est l'énoncé. Car pour de multiples raisons ( oubli volontaire, simple oubli, censure naturelle, pudeur) le récit peut présenter des inexactitudes.

On voit donc se dessiner une problématique spécifique au théâtre à savoir comment un dramaturge peut montrer que son Moi révolu est différent de son Je actuel? Car il lui faut non seulement raconter en actes ce qui lui est advenu en un autre temps, mais surtout comment, d'autre qu'il était, il est devenu lui-même. L'auteur étant le seul à avoir une biographie. Si l'on accepte le fait que le théâtre est un art du présent il est difficile d'éviter la fiction qui résulte du décalage temporel qui existe entre le moment où la chose réelle s'est passée et le moment présent de la représentation.


Bob Wilson joue sur ce décalage dans son spectacle " I was sitting in my Patio, this Guy appeared, I thought I was hallucinating, où, seul en scène, il dit un texte qui est à la première personne. Ce texte relate ses propres expériences anciennes ou récentes et intègre à la fois des rêves, des souvenirs. Ce discours est proche de celui du patient sur le divan du psychanalyste.
Ce texte est ensuite repris dans les mêmes conditions par une femme, la danseuse Lucinda Childs.

Un autre américain a eu une démarche semblable, Spalding Grey qui, dans Points of interests, improvise sur des thèmes différents chaque soir, oscillant entre la confession, la conférence et la performance. Il y décrit ses pratiques érotiques ou ce qui lui est arrivé le jour même. Il est le seul détenteur de sa mémoire et ses actes ne sont répétables que par lui seul. Il semble bien s'agir ici d'autobiographie mais est-ce du théâtre ou cela relève-t-il de la simple performance puisque la notion de répétition de l'œuvre n'est pas présente ici.

Bien avant eux le romain Catulle (-87av.JC- 54) racontait dans ses Poésies ses amours contrariées pour une femme mariée, infidèle à son mari et à lui, Lesbie. Il y faisait aussi le récit de sa vie à Rome et en province.

Malheureux Catulle, mets un terme à ton ineptie ; ce que tu vois perdu, tiens-le pour perdu. D'éblouissants soleils brillèrent jadis pour toi, lorsque tu accourais aux fréquents rendez-vous d'une femme chère à nos coeurs comme aucune ne le sera jamais ; heureux moments ! signalés par tant d'ébats joyeux : ce que tu voulais, ton amante le voulait aussi. Oh ! oui, d'éblouissants soleils brillèrent pour toi ! mais maintenant, elle ne veut plus ; toi-même, faible cœur, cesse de vouloir ; ne poursuis pas une amante qui fuit ; ne fais pas le malheur de ta vie. Adieu, femme ! déjà Catulle endurcit son âme ; il n'ira pas te chercher ni te prier quand tu le repousses. Toi aussi, tu pleureras, lorsque personne ne te priera plus ! Scélérate, sois maudite ! Quel sort t'est réservé ? Qui, maintenant, te recherchera ? Qui te trouvera jolie ? Qui aimeras-tu maintenant ? De quel homme va-t-on dire que tu es la conquête ? Pour qui tes baisers ? De qui vas-tu mordre les lèvres ?... Mais toi, Catulle, tiens bon et endurcis ton âme !
Au XIIIème siècle, Adam de la Halle, en écrivant "Le Jeu de la Feuillée" avait mis en scène un épisode de sa vie, son départ ou plutôt l'échec de son départ de la ville d'Arras. Pour Jean Dufournet, " Adam de la Halle invente le théâtre de la lucidité. [...] C'est une expérience de théâtre total, greffé sur la fête populaire, les personnages et l'auteur lui-même jouent des scènes de leur vie quotidienne, cherchant à exorciser les fantasmes d'une société qui s'interroge sur elle-même."Peut-on dire pour autant comme Jean Dufournet qu'"Adam se fait en faisant sa pièce"? S'il s'agit bien d'un acte autobiographique dans le sens où son passé conjugal est évoqué, revécu, et confirmé par des témoins réels s'agit-il pour autant d'autobiographie puisqu'aucune des conditions de celle-ci n'est présente (absence de la notion d'auteur, d'emploi littéraire autoréférentiel de la première personne)? la valeur de vérité n'étant pas suffisante. Le fait que l'œuvre prétende concorder avec d'autres documents qui décrivent les mêmes événements, ici l'actualité politique, historique, ecclésiastique locale ne confirme pas que nous soyons en présence d'une pièce autobiographique au sens donné par P. Lejeune.
Pour la lecture de l'oeuvre d'Adam, se référer au lien ci-dessous:
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k116685k.image.r=adam+de+la+halle.f372.langFR


L'exemple de Diderot à travers la pièce Le Fils naturel est plus complexe puisqu'il s'agit d'une fiction autobiographique, c'est à dire que l'autobiographe, Dorval, est un personnage créé par Diderot. Ce qui prête à confusion c'est que Diderot se met en scène lui-même en assistant, caché, à une des représentations du Fils naturel. D'autant plus qu'il affirme avoir lu, étudié et commenté cette pièce dans Dorval et moi ou Trois entretiens sur le fils naturel. Dorval n'est en aucune sorte l'auteur du Fils naturel pas plus que Passemart n'est l'auteur de Par-dessus bord, mais Michel Vinaver. Pourtant, ce dernier, dans un texte intitulé, Auto-interrogatoire, nous dit qu'après avoir longtemps jouer à cache-cache avec lui-même, il a fini par s'accepter, et par là, accepter de se raconter, ce qui n'est pas tout à fait la même chose que raconter sa vie. "Se raconter pour sortir de l'ornière, se raconter, mais sur le mode bouffon. Je suis Passemart. Je suis Benoît, et Alex, Jack".

Car c'est par rapport au nom propre que l'on doit situer les problèmes de l'autobiographie car ce nom, marque de l'auteur, demande ainsi qu'on lui attribue en dernier ressort la responsabilité de ce qu'il écrit.
Comment un auteur dramaturge s'il a choisi de se raconter, tente de se (re)jouer, se répéter ou de se (re)mettre en scène au milieu de ses souvenirs. De plus le théâtre, lorsqu'il est représenté, ce qui est le but, fait intervenir un paramètre supplémentaire, un énonciateur de plus au moins, en la personne de l'acteur qui prolonge ainsi la chaîne des énonciateurs. C'est en terme de dispositif énonciatif que doit s'envisager d'abord la spécificité de la communication théâtrale selon Catherine Kerbrat-Orecchioni. Au théâtre, "dire" c'est faire. Rien n'existe que ce qui est dit, exprimé, proféré par le personnage à tel point que le monologue vient au secours de l'auteur pour exprimer les pensées de ses personnages.

Que penser alors de l'attitude de Tadeusz Kantor qui bouscule notre appréhension de la notion de personnage quand il est présent sur scène en tant que metteur en scène. Quand on feuillette un programme d'un de ses spectacles, Je ne reviendrai jamais, par exemple, on se rend compte que le dit spectacle est bien de lui mais qu'en plus son nom figure dans la distribution de manière singulière puisqu'en face du personnage dénommé Moi-même on peut lire Tadeusz Kantor. L'auteur s'échappe, revient et il n'est pas toujours aisé de distinguer l'auteur, le metteur en scène et le personnage. Parce qu'il s'agit de ses souvenirs, qu'il est présent sur scène, qu'il se tient à l'écart de l'action tel le metteur en scène qu'il est en répétition, il nous amène à réfléchir sur sa présence, son être. On peut dire qu'il laisse une trace autobiographique autre qu'événementielle.

Faut-il parler de dramaturgie à la première personne en lieu et place de théâtre autobiographique? comme le suggérait Jean Pierre Sarrazac ou se référer à l'axiome de Michel Corvin qui pose le fait qu'il y a autobiographie quand l'énonciateur devient énoncé.
C’est l’énonciation qui s’avère déterminante pour tenter de statuer sur l’existence d’un « théâtre autobiographique ». L’exemple du Roman d’un acteur, où Philippe Caubère incarne son moi passé en l’interprétant sur scène, est-il la preuve de l'existence du genre théâtre autobiographique? Certainement pas si l'on se réfère à Philippe Lejeune. ? La danse du diable, histoire comique et fantastique, est une pièce improvisée, écrite, mise en scène et jouée par Philippe Caubère où Ferdinand,Faure, son double, tente d'échapper à l'amour dévorant de sa mère, Claudine Gautier, pour partir faire du théâtre.

Le Roman d'un acteur est souvent cité comme une œuvre autobiographique monumentale, écrite, mise en scène et jouée par Philippe Caubère avec la collaboration de Jean-Pierre Tailhade, Clémence Massart, Véronique Coquet et Pascal Caubère. Composée de onze spectacles de 3 heures chacun, elle raconte la vie du jeune Ferdinand Faure - alter ego de Caubère - depuis l'enfance (La Danse du diable) jusqu'à la décision, après avoir quitté le théâtre du Soleil et le théâtre subventionné « classique », d'écrire et de monter lui-même ses spectacles (Le Bout de la nuit).

Geneviève Jolly a effectué une approche théorique des modes d’appropriation théâtrale de l’autobiographie, à partir de L’Atelier de Jean-Claude Grumberg et de Théâtres d’Olivier Py. Pour elle, L’Atelier peut servir d’exemple de théâtre autobiographique passant par une mise en fiction de faits vécus par l’auteur dans son enfance. Néanmoins, cette pièce qui évoque l’après-guerre de 1945-1952, y introduit une perspective qui est celle d’un adulte, concernant la deuxième guerre mondiale et l’extermination des Juifs.

Pour cette chercheuse, Théâtres peut être qualifié de forme théâtrale autobiographique, dans la mesure où elle se centre sur un personnage, Moi-Même qui, convoquant ses parents et un bourreau, peut revenir sur certains événements de son passé comme de son présent qu’il chercherait ainsi à mieux comprendre.
Mais selon moi on est dans le matériau autobiographique plus que dans l'autobiographie. Cette démarche est à rapprocher de celle de Sylvain Ledda pour qui l’œuvre dramatique de Musset semble résoudre l’aporie qui éloigne le genre dramatique de l’autobiographie et montre que le théâtre peut devenir le lieu d’une écriture de soi. Des éléments du « vécu » de l’auteur surgissent en effet de manière explicite dans les dialogues, les caractères, les actions de ce théâtre spéculaire. Le « je » du personnage-héros se confond alors avec celui du dramaturge. Mais de quelle manière et selon quel dessein ? Comment peut-on déceler la part autobiographique dans une œuvre dont le lyrisme désenchanté trouble les pistes ? Comment, dans On ne badine pas avec l’amour par exemple, Musset utilise-t-il le matériau de son expérience intime pour écrire l’échange amoureux entre Camille et Perdican ?

On peut, en effet s’interroger, sur les effets rétrospectifs d’un théâtre où le moi du dramaturge se met en scène. Dès la parution de ses pièces, Musset a été confondu avec ses personnages, comme si le caractère autobiographique de ce théâtre se construisait aussi « à rebours ». C’est pourquoi on peut se demander de quelle manière la confusion auteur/personnages, en troublant les pistes, réinvente la vie de l’auteur et influe sur l’approche biographique. Comment s’élabore le mythe d’un poète désenchanté à travers cette lecture spéculaire, opérée du vivant de l’auteur ? Le cas particulier du théâtre de Musset trahit en effet un mouvement circulaire qui enferme l’artiste dans une œuvre, dont il est à la fois la source et le reflet diffracté.
Ce qui vaut pour Musset vaut pour bon nombre d'auteurs et il est préférable de parler de forme théâtrale autobiographique ou de chercher la place de l'autobiographie dans le théâtre en lieu et place de théâtre autobiographique. Mais cette forme est peut être à inventer, mélange de Caubère, kantor et Bob Wilson.