vendredi 14 janvier 2011

Le corps en question Ilka Schönbein et Olivier de Sagazan

"Le théâtre est corps ", selon Anne Ubersfeld. En effet ce genre littéraire qu'est le théâtre se tient à la lisière du monde réel et de l’univers de la fiction. Le corps du comédien, à travers l’incarnation du personnage, constitue le point de jonction et d’articulation au sein de cette tension dialectique. Si la lecture d’une pièce de théâtre peut, selon Aurore Chestier, "de manière idéaliste et pernicieuse, feindre l’incarnation des personnages sur scène, voire en faire abstraction, la pratique théâtrale, en revanche, est par définition matérialiste dans la mesure où elle est un art de la représentation qui ne peut exister sans la présence des corps et des choses qui le font être". On peut citer les tentatives de désincarnation du personnage afin de ne pas l’assujettir au sordide du réel d’Alfred Jarry qui définissait le personnage incarné sur scène comme « une abstraction qui marche » ou la volonté de gommer la présence scénique du comédien de Gordon Craig qui veut liquider l’acteur vivant au profit d’un théâtre mécanique, animé de « sur-marionnettes ».

Comme Aurore Chestier on peut évoquer les expériences de Grotowski et d’Artaud, qui prônent la réhabilitation du corps et la suprématie de l’expression corporelle. Grotowski dépouille la scène de tout ce qui lui semble accessoire et contingent
pour ne garder que la substance minimale nécessaire afin que le théâtre existe : un seul acteur mis à nu devant le spectateur.
Une relation unique doit s’établir entre le « corps conducteur » de l’acteur et le « corps récepteur » du spectateur. Quant à Artaud, il évoque un théâtre de la cruauté qui préconise « une torture systématique du corps par un piétinement d’os, de membres et de syllabes » afin de libérer ce dernier du carcan social, de cette camisole de force imposée par les convenances et les automatismes de la vie quotidienne. L’acteur doit constamment mettre à l’épreuve son corps, jusqu’à frôler le danger de mort, pour parvenir à lui « arracher de l’être » et en extirper la profondeur du sens. Il s’agit de gagner et de transmettre quelque chose corporellement. À travers l’élaboration d’un théâtre corporel, libéré de l’emprise textuelle et psychologique, Artaud célèbre l’avènement d’« un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots ».


Aurore Chestier fait remarquer qu'on "retrouve cette volonté d’un théâtre total à travers le jeu de la performance art qui rassemble et unifie en un tout organique le théâtre, la danse, la musique, la peinture, la poésie et le cinéma, faisant appel, selon l’impératif rimbaldien, à la synesthésie des sens. Or, le point de convergence entre ces mouvements contraires est bien le corps du spectateur qui réceptionne et orchestre ces faisceaux sensoriels". Du « corps relais » comme simple prédicat assujetti au texte, on est passé au « corps matériau », devenu sujet auto-référentiel (Pavis,). Néanmoins, le primat accordé au corps n’est pas toujours synonyme d’exaltation de sa beauté ou de sa puissance. Bien au contraire, on assiste ainsi au paradoxe suivant : plus le corps est dégradé et mutilé, plus il s’impose sur scène. Plus il s’efface, plus il devient rare et, par là même, essentiel. Malmené, désarticulé, amputé, réifié, le corps se gomme progressivement de la scène. La voix, retenue comme un prolongement, une survivance du corps, devient de plus en plus brisée, atone, ténue, jusqu’à n’être qu’un souffle, une simple respiration au travail.
Le travail d'Ilka Schoenbein me semble être la parfaite illustration de cette démarche. Marionnettiste, mime, comédienne et danseuse allemande, elle est la fondatrice du Theater Meschugge. Mais ne devrait-on pas parler de femme marionnette plus exactement? Elle se métamorphose pour donner vie à ses créations, des visages souvent torturés, des doubles d’elle-même qui la maintiennent au fil de la vie. Un fil que la mort tente parfois de lui reprendre et avec lequel elle jouera avec la facétie d’une enfant pour échapper à son issue fatale, comme dans son spectacle « La vieille et la bête ». Ce spectacle évoque cette dégradation du corps qui précède la mort, l’abandon de soi qui suit la perte des sens et de la mémoire, jusqu’à l’isolement qui règne dans l’antre des maisons de retraite, et où il faudra accepter de donner la main à la dame en noir.
Le travail de l'artiste Olivier de Sagazan est différent.
Dans la performance Transfiguration, le corps peut être figé, ou en mouvement, muet et pourtant si expressif. Il réunit deux univers artistiques sur une scène, le temps d’un cri de silence façonné dans l’argile. Figer le mouvement ou faire mouvoir l’immuable, le temps n’a plus ses repères et nous emporte dans ce corps à corps entre danse et sculpture.

Le principe de cette performance est un surmodelage du crâne et de la face réalisé en aveugle avec de l’argile, de la peinture, des barres de fer et du chanvre…. Un corps, de la terre, le hasard et un ressenti interne, voila les ingrédients nécessaires pour produire ces images étonnantes …. Ce ne sont pas des images « vues » mais des images « touchées » elles n’ont pas subi le jugement et le formatage par l’œil et la pensée. C’est une tentative pour retrouver une forme de transcendance ou de fascination dans la simple immanence d’un visage présent-là…